Le pessimiste m’a dit

Le pessimiste m’a dit : 

– « Les effets de la révolution technique sont d’abord invisibles. Observez ce transfert de puissance qui bouleverse l’ordre naturel.

– Rien de nouveau, remarquais je, une machine multiplie par mille la force de travail d’un seul homme.

– Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, répondit le pessimiste. Je veux parler politique. Là où autrefois la force du nombre pouvait équilibrer la balance et modérer le tyran, aujourd’hui, un homme seul peut tenir concrètement dans ses mains une si grande puissance que les peuples n’ont plus qu’à se coucher ou mourir.

– N’est-ce pas le propre de la tyrannie ? Quelques-uns gouvernent tous les autres. La Boétie a écrit des choses admirables là-dessus.

– Je ne le nie pas, mais reconnaissons qu’il existe une servitude forcée. Il est plus facile de mitrailler une foule d’un seul doigt que de passer au fil de l’épée tout un peuple désarmé. Le grand Khan en personne n’aurait jamais pu réaliser une telle prouesse sans l’aide de ses fidèles guerriers, quand le moindre Pète-la-Rose au sommet des Etats modernes peut, d’une seule pression sur un bouton et sans grand personnel pour le servir, vitrifier une partie du monde.

– Soit, dis-je. Mais la force est le panaché des régimes autoritaires. Relevez, ne serait-ce qu’une seconde la menace de l’épée, et vous verrez les peuples appeler la liberté en même temps que le soleil.

– Je n’en suis plus si sûr, répondit le pessimiste. L’esprit est malléable à merci. Plongez le dans le moule, et voyez si une graine de liberté y germe. On n’est pas à l’abris d’une grande dictature qui travaillerait les esprits par tous les moyens possibles qu’offrent déjà la puissance technique. J’ignore jusqu’à qu’elle point la technique est capable d’annihiler toute aspiration naturelle à la liberté, toute volonté propre, mais je ne doute pas que quels que ingénieux techniciens trouveront un jour le moyen de transmettre des volontés étrangères directement dans votre cortex et les faires passer comme étant vôtre, et ce au nom de votre propre bien.

– Comme vous dites, le lierre trouve toujours une brèche malgré la pierre, n’est-ce pas ? C’est liberté retrouvée. Chaque homme nouveau apporte avec lui un nouvel espoir, et donc un monde nouveau. Cela a toujours été, et la Terre continue de tourner.      

– Vous parlez de la nature de l’homme. Encore faut-il prouver deux choses : première qu’elle soit libre par essence, ce qui reste improuvable, et ensuite qu’elle sache se renforcer contre l’endoctrinement comme une bactérie contre son poison. Or, rien n’est moins sûr, car l’homme ne nait pas avec un esprit tout fait, il se façonne selon l’image du monde qui l’environne.

– Ce que vous me dépeignez là n’est rien de nouveau, ça s’appelle la religion. Les hommes n’ont pas attendu la soif de pouvoir des tyrans sanguinaires pour travailler les esprits dès le plus jeune âge. On a brulé des sorcières parce qu’elles avaient le malheur de comploter avec le diable, et pensez bien que la foule en colère croyait bien faire. Les liseurs de miracles étaient convaincus que le feu sauverait l’âme des damnés. Pauvres chats noirs, pauvres vipères, pauvres loups, pauvres crapauds. Il n’y a de diable que dans les yeux ignorants. Il existe des fanatiques de la liberté moins libres d’esprit que des culs de poules. Et encore, qui est le plus utile aux hommes ? Alors je garde la foi et vous prédis que l’homme de demain ne sera pas pire que l’homme d’hier. Il sera homme, autrement homme, et le soleil brûle. »      

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