Prendre le large ( ou la fin du voyage)

M. Galikova

Prendre le large, cette expression avait autrefois du sens. Synonyme de départ, c’était  l’aventure, une ouverture sur un espace inconnu et l’élargissement d’un l’horizon sans fin. Le monde semblait infini, et le départ pouvait être sans retour. On emportait des morceaux de terre dans ses bagages, de la fermeté : familles, femme, père, village ; l’océan effaçait jusqu’aux sillons de nos croyances et de nos certitudes ; et le vent, le soleil, le ciel, la pluie, jetaient des couleurs nouvelles, éclatantes, écarlates, sombres aussi, par touches successives ou par remous, sur les pupilles de l’âme, à chaque fois que l’on franchissait ce large.

La sagesse populaire ne s’y était pas trompée quand elle disait que les voyages forment la jeunesse. Nouvelles formes, nouvelles couleurs, nouvelles coutumes, terreau d’une pensée nouvelle vivifiée par les embruns du large. La pensée a besoin du monde pour exister, un monde ferme et solide, un socle solide, une résistance ou s’appuyer et ne plus divaguer ; la pensée a besoin du monde pour s’élargir, et l’océan efface sans cesse la rive, offrant la possibilité de dessiner encore et encore, indéfiniment, sans se fermer la marge, ni s’emprisonner dans les carcans des idées abstraites, puériles, superstitieuses, religieuses. On ne bornait plus le chant de son âme aux mélodies de ses origines et de son pays. La mer nous apprend que rien ne reste gravé en arrière. Les montagnes ne sont que des vagues millénaires qui s’élèvent et s’abaissent au gré de vents cosmologiques et dont l’immense écoulement écrase notre éternelle petitesse. Attraction lunaire et attraction solaire, de commun accord, déforment aussi bien la croûte terrestre que le planché des vagues, et nous voguons dans cet univers sans décider du chemin. Personne ne choisit le chemin.

Aujourd’hui, vous pouvez toucher le bout du monde en moins de douze heures, soit une demie journée ; vous pouvez faire le tour du monde aussi vite que le monde lui-même, et communiquer encore avec n’importe qui à n’importe quel endroit de la planète dans un même instant. Le monde s’est considérablement rétréci, l’horizon n’apparait plus comme cette bordure sans retour, ce passage vers un ailleurs. Tout tient dans la main, et dans le fond, tout fini par se ressembler. Je suis comme chez moi ailleurs, et l’originalité humaine est un peu vagabonde, comme le Dzenko dans Consuelo, qui n’habitant nulle part habite un peu partout.

Les mondes coupés de la civilisation n’existent plus, la vague de l’occident à tout submergé, et le retour en arrière est impossible, car l’histoire ne revient jamais sur ses pas ; elle draine de nouveaux sables et apporte de nouvelles strates. Portables  et internet sont désormais présents mêmes dans les lieux les plus reculés de la savane, de l’Amazonie ou chez les autres tributs Papous qui cuisent encore leurs aliments comme à l’âge de bronze.

Le voyage n’existe plus ; voyager n’est plus qu’un concept où l’on retrouve ailleurs des lambeaux de chez soi. Partout des hommes à notre images et motivés par des désirs d’homme, animés par une raison d’homme, désireux d’une vie d’homme. Les fanatiques de tout bord ont beau hurler contre l’occident, mais ils transpirent l’occident, le confort de l’occident, la facilité de l’occident, la consommation de l’occident. Rien d’extraordinaire à vouloir la vie facile, c’est notre nature ; rare sont les loups qui refuseront le collier autre part que dans les fables ; nous préférons la gamelle et la tranquillité. Nous préférons vivre, tout simplement. Un homme mort n’est jamais un homme libre.      

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