
Le soleil couchait son monde, les pavés emmagasinaient la chaleur. Hatchi et Punto étaient assis à l’ombre d’une tonnelle. Ils étaient à l’aise, car un souffle frais glissait sous la toile et rafraichissait les compagnons. L’un portait sa paille à la bouche pour siroter son verre, l’autre était adossé dans son fauteuil, les bras sur l’accoudoir tel un trône de café ; mais les deux avaient un œil du guetteur, caché derrière le miroir de leurs lunettes noires.
Ils s’étaient assis voilà une heure, avaient un peu bu, parlé beaucoup, et maintenant se taisaient. En vérité, ils contemplaient. C’était dans leur habitude les jours où ils se retrouvaient. Et l’été s’y prêtait plus que toutes autres saisons, parce que la chaleur y suspend les couleurs. Ils aimaient ces silences durant lesquels ils nourrissaient leurs yeux des mannes du ciel. Des robes à fleurs, des débardeurs bigarrées, des tops côtelés révélant les nœuds du mondes, des bustiers dentelés tels des ciselures gothiques ; des peaux douces hâlées d’exotisme, ou blanches pointillées de rousseurs ; la marque d’un bronzage, un trait, une croix ; des épaules nues éclatantes de soleil ; de chaudes poitrines, timides, gracieuses ; des décolletés aspirants l’âme, les songes et la pudeur des pensées ; des fessiers rebondis, plats ou fiers ; et toujours ce mouvement, ce mouvement si vivant, un balancé de hanche, une lèvre entrouverte, une oreille qui rougit, un sourire crispé, cette bouille qui se sait plaire, captiver les regards et qui silencieusement se complait d’être dévisagée.
Hatchi avait l’œil aiguisé, il aimait deviner les coutures sous les dentelles. Il déshabillait d’un regard la moindre courbe, la moindre étoffe, y décelait les formes des profonds secrets que certaines n’osent pas trop voiler. Au contraire, Punto était plutôt rêveur, il recherchait l’essence de la beauté sous les parures et le fard à paupière. Il se demandait ce qu’il resterait, une fois que l’on avait tout enlevé, des habits, mais aussi, de l’hypocrisie, de la concupiscence, du désir de puissance, vêtements des âmes vénales. Lui voyait l’harmonie, peu importe la partie si la forme brille ; l’autre préférait les détails, peu importe une rondeur si un sourire s’y éclaire.
Les compagnons se prélassaient, savouraient du nez, respiraient des yeux. Ils cueillaient toutes ces fleurs écloses ; ils les aimaient, les unes après les autres, sans qu’elles ne le sachent jamais. Aucun ne voulait y toucher, prendre le risque de brusquer les pétales ; aucun ne voulait dénaturer la toile ; ils désiraient seulement aimer, mais seulement aimer des yeux. La beauté de l’éphémère.
Comme deux terribles connaisseurs, ils comparaient leurs goûts. Sans un mot, Hatchi levait le menton et désignait sa Vénus ; Punto répondait d’une moue ou d’un sourire ; l’avis était donné ; l’œil pointait déjà ailleurs.
Ni l’un ni l’autre n’avait jamais aucune idée des théories de l’art. Ils trouvaient les musées tristes, ennuyants ; s’assoir pour regarder des natures mortes étaient un plaisir qu’ils ne comprenaient pas. Non, ce qu’ils préféraient, c’était plonger dans le tableau et y chercher l’origine du monde. L’œil caressait une main, attiré par les scintillements de la bague ; puis du bijou d’ornement, il remontait jusqu’à la mèche enroulée sur les tempes, celle qui voilait les pupilles comme un rideau de pailles. De là il sautait dans l’âtre cristallin sous les arcades, pour y deviner derrières les iris bleus, marrons, ou verts, le fond de l’âme, ses lumières, son or, et le moteur de ses désirs.
Combien voulaient-elles vraiment ce qu’elles voulaient ? A quels fils du destin étaient-elles reliées ? Où finissait l’instinct, où commençait la liberté ?
Pragmatique, Hatchi désirait toutes les posséder ; mais son désir s’arrêtait à son regard. Romantique, Punto préférait les connaître toutes, mais sans jamais vouloir leur parler. Cette peinture vivante était belle dans son silence, pourvu seulement qu’on ne franchisse pas la toile.
Tant de monde paye pour la Joconde de Milo, la catin des œuvres d’art qui se montre facilement pour quelques francs sans jamais rien dévoiler. Mais ni Hatchi, ni Punto, n’étaient de ceux-là qui, pour quelques sous, volaient la vertu des femmes. Ils avaient le ciel pour voûte d’ogive, le soleil pour rosace, leur silence pour prière, et leurs Vénus n’étaient que des peintures qui s’évanouissait à chaque instant en coin de rue. Les passantes fleurissaient les pavés puis s’envolaient ; elles laissaient dans leur sillage deux pauvres âmes colorées. Ils n’avaient plus que leurs paupières pour pleurer cette sublime beauté qu’il ne fallait surtout jamais posséder.
Camille
La peinture : http://soui-art.over-blog.com/2019/02/le-passage.html