Sur le mythe de l’individu et de l’homme qui se fait lui-même

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Pissarro, La sieste.

Descartes est l’un des principaux fondateurs  d’une idée ô combien essentielle qu’est l’idée d’individu. En posant les premières pierres du cogito « je pense, donc je suis », il opérait une révolution dans la marche des idées dont transpire la modernité. En découvrant d’abord sa propre existence, l’homme n’était plus fait par le monde mais le monde était fait par l’homme. Beaucoup considèrent le cogito, et par digression l’ego, le sujet et l’idée même d’individu, comme des évidences, et peu les interrogent, les questionnent, jusqu’au point où certain sont capables de dire « qu’ils se sont fait par eux-mêmes », signe évident de leur méconnaissance du monde ou d’une égocentricité assumée. Il y avait pourtant, dès l’âge de Descartes, des forces de contestations pour contredire et proposer d’autres regards tout aussi vrais, tout aussi sérieux, mais l’on a préféré croire en l’existence du libre arbitre, comme créateur de sa propre pensée, et conditionné par une volonté divine toute puissante, parce que la théorie était davantage en phase et en harmonie avec le cadre religieux de l’époque ( Descartes respectant le Dieu chrétien), plutôt que d’envisager le caractère essentiel de la détermination et des forces aveugles d’une nature sans finalité qui non seulement nous surpassent mais nous constituent, entendez chanter Spinoza.

Il n’est point vrai que je sois totalement maître de mes opinions (autrement ni la rhétorique ni la pub n’existeraient), comme il n’est point vrai que je sois complètement maître de ma pensée, ce que Descartes ne niait pas par ailleurs, puisqu’il concevait la pensée comme une substance sans frontière en complément des corps (étendu). Les pensées viennent, défilent et passent, liées et reliées aux idées de tous, donnant vie à cette substance pensante ; et il est souvent pénible, voire difficile, de n’en saisir qu’une seule pour en remonter le filon et la nouer à d’autres afin dire que cette idée était  « mon idée », « mon opinion », « ma pensée ». Voyez comme nous sommes envahis au quotidien par ces choses qui tourbillonnent dans notre tête, ces préoccupations futiles qui nous obsèdent et nous épuisent, ces questions plus graves qui s’accaparent et nous privent de notre sommeil, ces formes et ces images sans logiques qui précèdent la nausée d’un corps malade. On se retourne, s’agite, et rien n’y fait, le ventre gouverne la tête. Cogiter, c’est penser malgré soi, et c’est fatiguant, le cogito est donc une chose pensante, mais non pas un sujet qui guiderait ses pensées libres de droit. Il faudrait dire « ça pense », et non pas « je pense », remarquait Nietzche, car où suis-je le maître là dedans ? Même quand il s’agit d’écrire, je trouverai toujours chez les autres une partie de moi-même, de ce que j’ai à dire, et un texte qui ne ferait référence à rien serait un texte qui ne tiendrait sur rien ; les surréalistes ont approfondi quelques verres après l’école. Hélas, les idées sont toujours les idées d’une époque, et même Einstein que nous aimons tant venter n’est pas le créateur de ses théories, il est seulement le traducteur et l’interprète des idées Physiques de son temps. Sans l’histoire qui le surplombe, sans les savants qui l’ont précédé, accompagné, instruit, et sans leur collaboration, Einstein n’aurait pas pu rêver de son rayon de lumière, il n’aurait su limer son intuition, et son génie resterait tout relatif. Plus encore, Einstein n’a pas dit la vérité, et il le savait, il a seulement proposé un plan de pensée plus adéquat aux observations physiques.

Chacun se croit important parce que singulier, et beaucoup prennent trop aux sérieux ce qu’ils ont à dire. En même temps, comment peut-il en être autrement quand nous vivons avec notre propre chair, sous notre peau, avec nos propres neurones, traçant notre propre histoire, portant notre propre souffrance et partageant nos propres joies ? Ce sentiment ne nous est pourtant point propre. Mais la vérité de l’homme n’est pas la vérité du monde, et un individu ne compte pour rien dans l’ordre cosmique. Nul ne saurait changer le cours de l’histoire et graver son nom dans le marbre de l’éphémérité sans mettre masses et foules en mouvement. Que vaut l’homme glorieux, quand le soleil s’évapore ? Et dire que le monde a commencé comme une pelote de poussière sous un lit.

« Vous êtes important », « vous le valez bien », n’est-ce pas plus vendeur que « vous ne valez rien » ? On parle d’estime de soi, il faut que chacun se sente bien dans ses pompes et dans sa graisse, et voilà qu’à côté du fast-food prolifèrent les médecines douces, les chamanismes des temps modernes, les pratiques sportives, intellectuelles, pseudos scientifiques, celles qui entendent recentrer le sujet sur lui-même pour lui permettre de faire corps avec le monde ; il y aura toujours un vendeur, derrière les bons conseils, pour faire commerce des remèdes du bien être : « Just do it ».

L’estime de soi, c’est être important à ses propres yeux, et on vous montrera la démarche à suivre. L’homme heureux dégage une énergie d’entrepreneur investi, bien coiffé dans son tailleur, avec son parfum et son déodorant philtre d’amour antitache blanche, antitache marron, antitache rouge, il porte un téléphone dernier cri « Think different » (allégez vos soucis, l’argent est chose futile), roule dans une voiture sans prix, et il est rebelle parce qu’il entretient sa barbe avec la mousse et le rasoir des hommes viriles, quoi que sensibles car il s’est fait tatouer une maxime philosophique sur l’avant bras. Remarquez que la même mousse et le même rasoir peuvent servir exactement de la même manière autre part ; blanc œufs battus en neige pour les hommes, bleu mer turquoise pour les femmes, nous ne sommes que des bêtes à poiles. C’est un portrait unique d’une personne unique parmi une foule unique d’individus semblables. Ce n’est pas moi qui caricature mais la publicité et toutes ces images qui offrent une idée du bonheur selon une théorie de pensée qui croit dure comme fer en l’existence de l’ego, du sujet, de l’individu, du libre arbitre, et de la capacité à « se faire soi-même », en somme, c’est là un bonheur trop superficiel pour sauver tout un monde.

Notez que les hommes qui se font eux-mêmes – en mettant de côté la culture dans laquelle ils sont nés, leurs parents, leurs familles, les infrastructures pour se déplacer, pour s’instruire, pour manger, pour se soigner, la langue dans laquelle ils parlent, ils pensent, le sommier sur lequel ils dorment, etc., – notez donc, nonobstant ce qui précède, c’est-à-dire le monde, qu’ils font toujours parti d’un réseau d’hommes qui « se sont fait eux-mêmes » et qui s’entraident les uns les autres à réussir, par eux-mêmes, à se faire eux-mêmes, réussite qui dans leur bouche signifie, « avoir un max de tune et de reconnaissance ». De mon côté je voudrai dire à mes élèves que l’essentiel est ailleurs, mais comment le pourrai-je quand les trois quart d’entres-eux n’ont rien mais inspirent à tout.

15/02/2020

 

2 commentaires sur “Sur le mythe de l’individu et de l’homme qui se fait lui-même

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