Sur la sensibilité

Bataille de Shiroyama

La sensibilité est la propriété qu’ont les êtres vivants pour éprouver des sensations, c’est-à-dire de réagir aux affectations causées par leur environnement. Quand un philosophe vous parle de sensibilité, il ne vous parle pas d’abord de sentiments, il vous parle de perception, autrement-dit, il s’intéresse à comment un sujet perçoit le monde qui l’entoure et à leurs interactions. Nous sommes dans le domaine philosophique de la connaissance. Par exemple, certaines philosophies mettent en parallèle le monde sensible, c’est-à-dire le monde du corps, avec le monde intelligible, c’est-à-dire des  perceptions propre de l’esprit. Quant à la véracité d’une telle distinction, il s’agit d’une autre question.

Quelques-uns parmi nous font de la sensibilité une vertu première, ce sont les artistes. Quand un homme lambda vous parle de sa « sensibilité », comprenez par-là sa « sensibilité artistique », c’est-à-dire qu’il limite la définition de la sensibilité à la capacité de s’émouvoir devant quelque chose de beau ou de laid. Il comprend par sensibilité la capacité qui meut et anime ses sentiments de tristesse et de joie, de bien être et de mal être. Aussi, ici sensible devient l’égal de sentimental ; c’est bien cette forme du terme qui s’est imposée dans la conscience collective, loin de sa conception première.

Quand il y a cinquante ans l’idée de virilité conduisait les hommes à cacher leur tristesse et à se montrer inébranlable, mœurs toute relatives à l’histoire et aux cultures, désormais, depuis une vingtaine d’années, le discours encourage les individus à vivre au plus prêt de leurs sentiments. Par exemple, un homme qui pleure publiquement, soit suite à un drame, soit devant une œuvre d’art, soit après l’accomplissement d’un exploit, ne verra en rien sa virilité affecté, offrant quelque chose de touchant pour les âmes sensibles pleines de compassion et d’empathie. Autre exemple, on entend souvent ici et là, d’une manière stéréotypée, que les femmes sont davantage enclin à larmoyer quand trop de fatigue ou d’exaspération se font sentir, voire à s’évanouir devant l’excès d’émotion. Dans la même branche de caricature, je propose l’individu pleurant à chaudes larmes en tête à tête avec un psychologue réconfortant.  Mon propos n’est pas de juger ces faits, il est d’établir le constat que nous sommes davantage enclin à exprimer nos sentiments, non par des mots et de manière rationnelle, mais dans leur matière brute, c’est-à-dire par des larmes, de la colère, de l’euphorie, etc., et d’exprimer publiquement ce qui autrefois était réservé à la sphère privée (les disputes de couple par exemple).

L’expression sentimentale brute va de soi et est même valorisée par la psychologie dominante, c’est-à-dire la psychologie commerciale. Mais personne ne l’interroge ni même n’a analysé ses effets réels sur la santé. Or mon hypothèse est qu’on ne soigne pas un mal être en le laissant couler, ni même en l’extériorisant, comme dans une œuvre d’art ou dans un flot de larmes, mais bien en apprenant à le connaitre pour apprendre ainsi à le relativiser. L’artiste soulage sa peine à travers ses poèmes et ses peintures, mais il ne la soigne pas, et je dirais même qu’il l’entretien car c’est là sa source de création. Mais le progrès sociale est toujours de raison, jamais dans la communion des sentiments, communion qui peut produire du bon (exemple d’un concert), comme du moins bon (exemple d’un mouvement de foule ou de la monté des extrêmes en politique). Le sentiment est toujours changeant, s’adaptant au fil du vent et aux aléas des évènements. Retenez que c’est toujours de l’absence de connaissance que nait le mal et que la raison, en matière d’éthique, conduit toujours à faire le bien (Spinoza, Ethique, œuvre complète).

Par exemple, supposez une fuite d’eau dans un submersible. L’équipage discipliné, obéissant à un capitaine raisonné, entreprendra immédiatement de combler cette fuite de manière solide. Ces quelques minutes de labeur présent lui assureront un confort futur. Maintenant imaginons une fuite minime. Les membres d’équipage, mal gouvernés, quelques peu fatigués, las de leur travail quotidien, décident de repousser la réparation au lendemain. Seulement la fuite s’aggrave d’heure en heure, et il arrivera l’instant où la réparer nécessitera davantage d’énergie et de disposition d’esprit qu’à son début, disposition d’esprit que l’on peinera à réunir, car plus le trou s’agrandira, plus le navire se remplira d’eau et, par conséquent, plus il s’enfoncera dans l’abime. Or, cercle vicieux, plus le navire sombre dans les ténèbres, plus la pression qu’opère l’océan sur sa coque augmente, et plus la probabilité de voire apparaitre d’autres brèches est importante, jusqu’au moment où l’on atteint le point critique, un point de non retour que l’on nomme la dépression. L’équipage ne pourra plus compter alors que sur un secoure extérieur.

La dépression est un état du corps où l’individu a le sentiment d’être incapable de lutter contre les forces extérieures qui l’oppressent. Or, dans ma comparaison, une des causes qui facilite la dépression, est cette nonchalance de départ, nonchalance que l’on peut assimiler à ce petit flot de larmes que l’on laisse couler un jour au lieu de se ressaisir immédiatement. On croit que pleurer soulage un temps d’un trop plein d’émotions débordant, il se peut aussi que cela ne fasse qu’agrandir les quelques fissures déjà présentes.

Aussi, il n’est pas étonnant que dans une société du spectacle où l’émotion prime davantage que la raison, car plus susceptible de faire vendre (les commerçants ne s’adresse pas à la raison des consommateurs mais à leur pulsion d’achat, autrement ils ne vendraient rien), que le nombre de dépressions soit en augmentation chaque année, fait qui donne le sourire aux marchands de médicaments.

Connaitre la cause de ses sentiments, c’est aussi se donner les moyens de les relativiser. Contre la mélancolie, maladie des sociétés modernes, il faut apprendre à organiser et discipliner son esprit, disposition qui nécessite d’organiser et de discipliner son quotidien. Il n’est pas anodin que les valeurs guerrières de jadis répugnaient à l’apitoiement et aux larmichettes. Mais de la même manière qu’il ne fallait pas laisser déborder sa tristesse publiquement, il ne fallait pas non plus exprimer publiquement sa colère ou sa joie. Le samouraï s’entrainait autant à maitriser son sabre qu’à maitriser ses émotions. Or toute personne sereine (je ne dis pas heureuse et pleine de joie), c’est-à-dire durablement bien dans sa peau, en un mot, tout sage, est aussi en mesure, si ce n’est de dominer, d’atténuer l’expression de ses sentiments, ce qu’il fait en les objectivant pour mieux les comprendre et ainsi les situer à leur juste place dans l’ordre du monde. Il acceptera davantage son destin et sera plus enclin à l’aimer, amor fati.

05/08/2019

2 commentaires sur “Sur la sensibilité

  1. L’illustration japonaise et la comparaison avec le sous-marin sont, je trouve bien choisies.

    La raison nécessite une discipline que nos sociétés actuelles perdent parfois de vue. Afin de pouvoir raisonner, il faut se donner de l’espace, du temps, et d’effectuer régulièrement un retour à soi (et non à son égo). Certaines pratiques ancestrales orientales ont beaucoup de choses à nous apprendre dans ce registre… à condition de ne pas les passer à la moulinette égocentrique (et donc sentimentale). Voir, par exemple, les dérives du yoga.

    Telle l’analogie que vous faites avec les samouraï, il faut ET discipliner l’esprit ET discipliner le corps.

    Mens sana in corpore sano?

    Merci pour votre article limpide en tout cas.

    J.

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